L’intelligence artificielle, une pratique artistique à la croisée des mondes

Artiste travaillant entre Paris et Los Angeles, François Bellabas exploite les technologies numériques et l’intelligence artificielle pour interroger les « réalités augmentées » générées à partir du médium photographique. Tissant des liens entre le physique et le virtuel, il questionne la mémoire et l'image en tant que données. Dans son travail, l’image devient un matériau plastique et sensible, tout en étant un vecteur de connaissance et d’imaginaire.

Diplômé de l’École Supérieure d’Art de Lorraine (ESAL) et de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles, François Bellabas a récemment remporté le Prix Découverte de la Fondation Louis Roederer aux Rencontres de la Photographie d’Arles 2024 avec son projet An Electronic Legacy. 

En parallèle de sa pratique artistique, il a cofondé avec Benjamin Roulet le studio de création numérique GourauPhong, qui se positionne de manière ambitieuse à l’intersection entre l’art, la diffusion et la communication. Cette entreprise se distingue par ses recherches en photographie, en images animées, en images de synthèse et dans des installations interactives. GourauPhong collabore avec des marques, des artistes et des institutions, repoussant les frontières de la créativité et développant des langages visuels où l'art et la technologie se rencontrent.

La photographie traditionnelle, ancrée dans des paramètres humains et temporels précis, naît de la rencontre entre un sujet – parfois éloigné du réel – et la lumière. À l’opposé, l’intelligence artificielle génère des images à partir d'algorithmes et de données, sans véritable compréhension du contexte dans lequel elles s'inscrivent. Pour François Bellabas, l’IA n’est pas cet outil séduisant ou menaçant dont on parle tant, capable de produire des images à la fois troublantes et spectaculaires comme de bouleverser notre rapport à la vision et à la représentation. C’est un vecteur qui brouille les frontières entre le réel et le virtuel. En produisant des flux d’images organiques et dématérialisées, elle redéfinit notre rapport à la vision, à la représentation et à l’espace.

L’exposition comme parcours du réel au virtuel 

unloadingoverdrive se déploie comme une installation multisensorielle où vidéos, photos, sculptures et environnements numériques interagissent. À la frontière du monde physique et virtuel, l’exposition invite les visiteureuses à explorer un espace en perpétuelle transformation, où ces deux dimensions se mêlent sans cesse. Elle évoque ainsi une condition humaine de plus en plus façonnée par des réseaux, tant matériels qu’immatériels. Le titre unloadingoverdrive fait référence à une mémoire constamment réajustée par les flux continus de données qui la traversent, qui se « rafraîchit » et se régénère en permanence tout en conservant les traces des contenus qui y ont transité.

Dans un contexte où le numérique redéfinit la production, la circulation et la réception des images photographiques, unloadingoverdrive interroge à la fois la matérialité et la substance de l’image, ainsi que l’expérience que nous en faisons. Chaque œuvre de l'exposition explore un aspect différent de cette transformation.

De nouveaux objets de vision

Une partie du travail de François Bellabas prend racine dans MOTORSTUDIES, une vaste base de données qu'il développe depuis 2016 à partir de ses déplacements en Californie, notamment à Los Angeles. Cette bibliothèque documentaire interroge un tissu urbain conçu en réseau, profondément marqué par l’automobile et les moteurs, témoignant à la fois d’une fascination pour l’imaginaire visuel californien et d’une inquiétude face à une iconographie devenue un cliché de la culture occidentale et une métaphore de l’individu dans la postmodernité.

Les visiteurs sont accueillis par ce que François Bellabas qualifie d’« image-portail ». Contrairement à une image qui s’adresse frontalement au regard, l’image-portail ouvre le champ des possibles, elle est une construction iconographique dont l’indétermination attise la curiosité et la question. Pour unloadingoverdrive, l’image-portail choisie est Synthetic Roots_Network-01, une composition où câbles, gaines et conducteurs s’entrelacent pour former une structure dense et presque organique. Plongé au cœur de ce réseau, l’œil s’immisce dans un espace qui évoque à la fois la puissance mécanique et l’absence de l’humain, un chantier en constante évolution où domine un regard purement technique.

À cette image-portail répond MS_DATABASE_Blindshot_003. Assemblée à partir d’éléments de récupération (écran, Raspberry) elle est une photographie mise en fond d’écran, signalant que les fonds d’écran de nos ordinateurs sont des images avec lesquelles nous vivons en permanence. Cette image-objet s’inspire ainsi d’une forme de signalétique qui tente de mettre en tension notre consommation de l’image avec la notion de paysage.

De la matière physique à l’image algorithmique : une Exploration des modèles génératifs

L’œuvre vidéo “Mumble of silence” est une des dernières pièces de la recherche visuelle et plastique de l'artiste. S'appuyant sur MOTORSTUDIES, elle explore des images retravaillées par les algorithmes et l’IA au cours d’activations successives. François Bellabas déconstruit et réassemble les images d’origine, explorant leurs multiples transformations et développements. Il crée ainsi de nouveaux inputs photographiques, sous la forme de séquences d’images en mouvement qui soulignent la multiplicité, la simultanéité et la fugacité des perceptions, interrogeant nos connaissances et notre imagination.

Escape From L.A. [EFLA] Dust Reboot est une installation interactive où un joystick permet de naviguer dans un environnement virtuel. Inspirée par l’espace désertique comme lieu en devenir et en constante évolution puisqu'elle est mise à jour à chaque activation. L'œuvre met en scène un paysage désertique infiniment variable qui sans cesse se réinitialise, modifiant le décor et ajoutant de nouveaux objets et sculptures. Le seul élément constant est un improbable bâtiment en forme de cube blanc, inspiré du Centre Photographique de Marseille, qui se fait le témoin d'un espace où chaque exploration est unique. En adoptant le point de vue de l'appareil photo, les visiteureuses sont invité.e.s à explorer cet environnement virtuel en perpétuelle mutation, offrant à François Bellabas la possibilité d'y déployer des images, des textes et des sculptures.

Associé à Escape From L.A. [EFLA] Dust Reboot, Bloombyte System est une sculpture réalisée numériquement et imprimée en 3D. Elle manifeste la connexion entre matière physique et image algorithmique. Pensées comme des organes, l’une d’elle fonctionne comme une carcasse pour l’un des ordinateurs qui permet l’exécution d’EFLA Dust Reboot 2.0. Incarnant des formes qui surgissent d’un environnement digital, elles donnent à voir des anatomies hybrides, à la fois organiques et artificielles.

Des images paradoxales 

L’espace de l’exposition est ponctué d’images extraites de la série Synthetic Roots. Ces images explorent les mémoires intégrées aux modèles génératifs d’images en open source. Elles se présentent comme des photographique d’espaces latents propres à ces modèles, des instants capturés dans le flux des images générées par les algorithmes où la représentation de la réalité se fracture, révélant de possibles et multiples altérités. Inscrites dans une esthétique proche du "liminal", les images Synthetic Roots_Landscape-01 et Synthetic Roots_Deepdream-01 s’inscrivent dans les différentes familles qui composent ce projet de recherche en cours.

Œuvre centrale du parcours même si elle n’en est pas matériellement la plus imposante, MOTORSTUDIES_TIRERIBBON_Nearly Object représente l’élément le plus paradoxal de unloadingoverdrive. Elle se présente comme la représentation d’une coupe transversale du sol d’une autoroute, comme un tronçon découpé dans l’asphalte. Conçu informatiquement et façonné en volume, cet objet-sculpture, posé au sol, semble à la fois lisse et immatériel. Sa parfaite exécution et son échelle décalée lui donnent le caractère d’une image figée, un artefact artificiel qui défie notre perception du réel.

Bien au-delà de la curiosité ou de la défiance que suscitent les algorithmes et l’Intelligence artificielle, le travail François Bellabas ouvre une large réflexion sur les relations entre l’art, la technologie et la mémoire. Dans ce débat, François Bellabas attribue à l’artiste un rôle central dans la réévaluation de l’image à l’ère numérique, non seulement au regard du champ artistique mais aussi à celui de la recherche et de l’innovation.