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KRYZTAL
Sébastien REUZÉ
& Sybren VANOVERBERGHE

18 avril - 7 juillet 2024

© Sybren Vanoverberghe,Display Screen 34, 2022, 150 x 200 x 3,6 cm,
UV print on Polished Aluminium, Screws, Bolts

© Sébastien Reuzé, série Mascleta 12 (vidéo), 1997 - 2018

KRYZTAL

Après l’exposition Agrégat en 2023, Contretype/Centre d’art pour l’image et la photographie contemporaine poursuit ses investigations sur l’exposition comme modèle de présentation de l’œuvre d’un artiste. 

KRYZTAL n’est ni une exposition personnelle ni une exposition collective, elle ne développe aucune thématique, elle est une nouvelle invitation à deux photographes, Sybren Vanoverberghe et Sébastien Reuzé, à faire dialoguer leurs travaux. Pour Agrégat, l’enjeu était de proposer à deux artistes qui ne se connaissaient pas et qui avaient des approches photographiques radicalement opposées de créer un dialogue esthétique. Chacun avait dû se risquer à un exercice de décentrement de sa pratique. 

Sybren Vanoverberghe et Sébastien Reuzé, eux, se connaissent déjà et ils ont comme point commun d’avoir été tous deux exposés au FOMU à Anvers, Reuzé en 2019 et Vanoverberghe en 2020. Bien que chacun à un endroit différent de leurs parcours artistiques, ils sont tous deux engagés dans une recherche de nouveaux espaces pour la photographie. On connaît encore mal les recherches que mène le jeune gantois Sybren Vanoverberghe dans le champ de la photographie expérimentale, on connaît mieux celles de Sébastien Reuzé, installé à Bruxelles depuis 1993 et tenant d’une pratique qui déjoue avec dextérité les codes de la photographie dite « d’auteur ». KRYZTAL est le choix qu’ils ont fait d’une déambulation unique dans les territoires du photographique.

En argentique noir & blanc, Sybren Vanoverberghe développe une pratique qui interroge la relativité de la représentation photographique. Il travaille par séries et, qu’il s’agisse de paysages ou de zones industrielles, il porte un regard archéologique sur les ruines, les artefacts de la nature et les débris, ce qui reste lorsque les lieux ont perdu leur fonction. À la relativité qui appartient par essence à la photographie, il répond par la poésie et l’esthétique.

Avec Conference Of The Birds (2020), il avait réalisé une série de paysages désolés et poussiéreux, vides de présence humaine, tragiques et désertiques, clairsemés de murs de terre effondrés et de palmiers délabrés… Photographiés dans une lumière blanche, brûlante et aveuglante, les palmiers, qui constituaient le leitmotiv de la série, étaient progressivement transformés en signes graphiques qui semblaient faire advenir une abstraction en lieu et place de  la représentation. Dans la série Desert Spiral (2022-2023), vestiges et matériaux de chantier mais aussi  symboles anciens gravés dans la pierre évoquent une cosmogonie mystérieuse et sans âge. Les premiers plans viennent progressivement occuper la superficie de l’image, bloquer la profondeur et accrocher le regard à la surface. 

De sa fréquentation des non-lieux, Sybren Vanoverberghe a tiré la série Sandcastles & Rubbish (2018-2021), véritable matériologie où détails et surfaces métalliques, tôles pliées et fragments minéraux évoquent davantage quelque chose de tragique qu’un état de déréliction industrielle. Face à son objectif, matériaux usagés et déchets acquièrent une présence sculpturale, monumentale, à la beauté puissante. Les objets abandonnés comme les modelages aléatoires du paysage par l’érosion ont les mêmes caractères de signes intemporels. Cette grammaire visuelle qui s’est peu à peu mise en place semble s’affirmer radicalement dans les récentes séries Display Screens (2022-2024) et Musa (2022-2024). Le motif est dorénavant difficilement identifiable, il est pur objet de vision photographique et maintient en tension toute la surface. 

Les images en noir & blanc sont tirées sur des plaques d’aluminium, poli ou brossé, ou encore de laiton, sur lesquelles, par les reflets et les jeux de lumière, la matière engloutit le sujet. Le regard accommode entre le proche et le lointain, entre la distance nécessaire pour comprendre le motif et la contemplation des détails. Il n’y a plus d’autre représentation qu’une image neutre et générique, quasiment abstraite, qui semble figée et inscrite dans les éclats métalliques et les surfaces miroitantes. Les photos acquièrent une présence monumentale, ce n’est plus un sujet qui donne l’échelle mais l’entièreté d’un objet photographique. Elles peuvent jouer avec l’espace et parfois même quitter le mur pour être présentées verticalement au sol. Sybren Vanoverberghe pose son travail comme une équation radicale entre la vision photographique, la lumière, et le support. Peut-être est-ce là que son travail rejoint celui de Sébastien Reuzé, dans l’intérêt de Reuzé pour la littérature : sa pratique photographique confère aux accidents et reliefs industriels une beauté vénéneuse.   

Sébastien Reuzé poursuit une démarche dans laquelle il joue lui aussi avec les éléments constitutifs de la photographie. Travaillant la prise de vue analogique, il déploie les couleurs, les formes et les matériaux comme autant de mots et de phrases de son propre univers et de sa propre imagination. Mais tous les éléments sont en tension, jamais l’effet plastique ne parasite l’intensité optique. Admirateur de la photographie américaine, il déploie son œuvre comme un road-movie visuel, en déroulant des trames narratives irrationnelles et hallucinées et confrontant le visiteur à des flashes de réalité qui sont comme des miroirs fantasmagoriques. Sébastien Reuzé est un aventurier de la prise de vue. Il se nourrit des paysages qu’il visite et des scènes qui défilent sous ses yeux, qu’il enregistre et qu’il classe dans ses archives pour, plus tard, les revisiter, les coloriser à nouveau, les passer au prisme des illuminations de son imaginaire. La couleur est un élément central de son vocabulaire. Irisées, saturées, contrastées ou flashy, elles déclinent leur propre « ailleurs » de manière changeante. Il dit lui-même : « mes images naviguent entre différentes lectures, elles sont comme un funambule à la recherche d’un équilibre ». Enfin, déjouer la règle et convoquer le hasard constitue un trait spécifique de sa démarche. Sébastien Reuzé est un adepte fervent des « erreurs techniques volontaires », jusqu’à faire du flou, de la surexposition, de la radiation, de l’épanchement coloré, du décadrage et des reflets un véritable lexique. Il y a quelque chose d’à la fois toxique et épiphanique dans sa photographie.

Ni Sybren Vanoverberghe ni Sébastien Reuzé ne se soucient que leur travail renvoie à une prétendue objectivité ni à une temporalité réelle. Il n’y a plus dans la représentation que le souci qu’un artefact photographique débouche sur un dialogue optique, une adresse visuelle au regardeur, qui puisse lui offrir une expérience sensorielle et mémorielle forte. Pour KRYZTAL, ils ont tous deux travaillé avec des images de leurs archives qui, détachées de leur histoire et de leur temps, sont devenues « libres » de sens, des signes malléables.

Sybren Vanoverberghe présente ici de nouvelles œuvres, inspirées des Display Screens, des impressions de photographies de végétaux et de débris industriels sur d’étroites plaques d’aluminium poli et brossé. Il s’agit presque de sculptures photographiques, tous équivalents et similaires, qui deviennent les repères et les étalons visuels d’une expérience de l’espace. La lumière joue sur ces surfaces brillantes et réfléchissantes, induit des effets visuels inattendus, qui rendent visible l’image, qui la masquent, qui obligent le·a visiteureuse à se déplacer. C’est une véritable installation performative que déploie Sybren Vanoverberghe, qui n’est pas sans évoquer les expériences spatiales de l’art minimal américain, les sculptures de néons de Dan Flavin en particulier, dans lesquelles les œuvres et les visiteureuses devenaient les éléments neutres d’un même espace à l’échelle du corps. À ces modules qui rythment l’espace, Sébastien Reuzé répond par une série d’images d’abstractions (2002-2020), résultat de prises de vue analogiques imprimées sur du papier photosensible manipulé. Petites, seulement fixées par un adhésif, ces photographies sont des ponctuations chatoyantes sur les murs. 

Contrepoints légers, colorés et chatoyants à la densité et à l’échelle des pièces de Sybren Vanoverberghe, toutes ces œuvres sont des signes abstraits qui partagent la même origine d’un geste photographique. Tout au long de leur parcours, les visiteureuses sont accompagné.e.s par un son de plus en plus puissant de rave party, de pétards et d’explosions. L’exposition s’achève dans une salle tapissée en noir, où est présentée la vidéo Mascletà, réalisée par Sébastien Reuzé à Valence, en Espagne. Chaque année, à la période du carnaval, la ville de Valence vit au rythme des Fallas, période de liesse qui s’achève par d’immenses lancers de pétards et de feux d’artifice. La ville est assourdie et le ciel saturé de fumées, les foules déambulent, électrisées par les débordements phoniques et visuelles. Sébastien Reuzé a laissé libre cours à son émerveillement et a filmé ces traces immatérielles laissées par les sources lumineuses mobiles, ces dessins éphémères dans la matière lumière du ciel. 

Le·a visiteureuse est invité·e à s’abandonner à ce spectacle cosmique, dans un rythme suspendu, dans les rebonds et les ricochets de la lumière de la vidéo à la surface des modules de Sybren Vanoverberghe.

Olivier Grasser