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PIERRE TOUSSAINT
Tel

10 juin - 6 septembre 2020

Tel

 
 
 

« Ce qui me semble le plus beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, […] un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut »

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852

Sur Rien

Dès Métronome, un travail de 2013 où chacune des personnes représentées l'était côté pile ou sans visage, Pierre Toussaint semblait vouloir se détourner des humains. Sāo et Black Snow, les deux séries suivantes, pouvaient le laisser croire également. Avec les silhouettes de passants désormais à peine esquissées, c'était un peu comme s'il voulait conjurer ses premières années de photographe consacrées à nous montrer, au plus près et bien de face, des gens vivant à la marge de la société.


City Of sembla aussi confirmer cette prise de distance vis-à-vis du vivant. Dans cet opus réalisé à New York, tout au plus retrouve-t-on deux ou trois traces fantomatiques de quelques uns des huit millions d'habitants de la mégapole. On y aperçoit aussi des lieux et des objets à peine identifiables, pas grand chose en fait. Si peu que, de tout ce qui est généralement attendu de la photographie, il faut bien constater qu'il ne reste rien.
Pas du néant cependant, mais pour une part ce « rien » que Gustave Flaubert espérait comme sujet ultime de son oeuvre, à savoir ce vide – apparent – de la vie triviale non romanesque. Ce « rien » que Walker Evans traduisit dans de géniales descriptions du vernaculaire américain, dans une ethnographie du quotidien rejetant l'indécence de la dramaturgie journalistique. Ce « rien » de la banalité si prisée ensuite par tout un pan de la photographie contemporaine, mais répétons-le, pour une part seulement, dans la mesure où Pierre Toussaint considère que cette trivialité en dit encore trop long.


Tel, sa plus récente réalisation, fait montre à cet égard de radicalité. Dans l'absence d'un quelconque sujet d'abord, comme s'il s'agissait d'un travail sur rien. Dans l'évitement de la contextualisation ensuite.

 
 

Ici, pas d'indication de lieu – comment devinerait-on que ces images ont été prises au Vietnam ? – et pas d'indication d'époque, si ce n'est celle évidente que l'on est à l'ère de la photographie. Dans la modestie de la forme enfin même si l'on pourrait croire qu'elle est par défaut au centre des préoccupations du photographe: pas d'esthétique spectaculaire, pas de contraste exacerbé, pas de plongées ni de contre plongées vertigineuses...


En bref, dans cet ensemble d'images on ne trouve ni récit ni volonté de description de ce qui a été, pas plus que d'esbroufe de la forme d'ailleurs. Mais quoi alors ? Sans aucun doute un attachement à la syntaxe de l'image photographique ; au rapport du flou et du net, à leur texture respective, à la distinction du flou de mise au point et du trouble du bougé, aux gris, à leurs dégradés. au grain d'argent et à ses miroitements, au papier et à sa brillance. Autant d'attachements qui dénotent en l'auteur un amoureux de l'intime matière de la photographie argentique.


Ce n'est donc pas un hasard si Tel, l'intitulé concis de ce travail fait référence aux « Fragments d'un discours amoureux » de Roland Barthes: «Je serai semblable à l'infans qui se contente d'un mot vide pour montrer quelque chose: Ta, Da, Tat (dit le sanscrit). Tel dira l'amoureux: tu es ainsi, précisément ainsi...». C'est bien entendu là une manière d'indiquer d'emblée une volonté de rester en deçà de l'objet montré à la façon du haïku qui – toujours selon Barthes, mais dans « L'empire des signes» – « s'amincit jusqu'à la pure et seule désignation ». C'est surtout là une manière de rester à l'orée de la fascination amoureuse, d'en préserver la fragilité.
Ce qui n'empêche évidemment pas de la dire haut et fort, comme ici, par des tirages imposants et dans la troisième dimension sculpturale d'encadrements de métal. Bien plus qu'une esthétique, il faut voir dans cette finition une mise cohérente et en définitive l'accomplissement d'un style. Un style? Flaubert encore, Flaubert enfin:

« C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses. »

Jean-Marc Bodson

Website: www.pierretoussaint.be

© Pierre Toussaint, série Tel, 2017-2019, 80 x 120 cm // © Pierre Toussaint, série Tel, 2017-2019, 80 x 120 cm // © Pierre Toussaint, série Tel, 2017-2019, 60 x 90 cm