Rémanence
Les histoires sans paroles d’Yves Piedbœuf
L’Unheimliche — ce concept freudien si célèbre et fragile à la fois — a sûrement déjà été mis à toutes les sauces, y compris dans la grande cuisine photographique. Ce savant dosage d’étrange et de familier, de proche et d’inaccessible, de jamais-vu et de déjà-là, n’est pourtant pas un mot vide ni un vain mélange, quand on se penche sur les photos d’Yves Piedbœuf.
Première, et comme immédiate, s’engage la perplexité. Quelque chose a eu lieu, mais quoi? Trois fois rien s’apprête à se passer ou à se dire, mais comment? L’instant semble prêt à fuir, mais quand? Dans cette photographie en apparence classique, dans ce 24 x 36 noir et blanc qu’on apparenterait commodément à «l’instant décisif», quelque chose d’indécis s’entête malgré tout et dévie sans cesse. Comme une lumière ténue, un souvenir fugace — une réminiscence, une rémanence même, beau mot qui donne à la série son titre allusif.
Les choses pourtant paraissent simples, mais souvent semble manquer un complément essentiel: une légende ou une explication; un contexte ou un décor; un bras même, ou bien une tête, ou les deux; ou encore un interlocuteur. Et c’est de ce côté incomplet, lacunaire que cette séquence, qui n’en est pas une, tire son côté intrigant. Comme un jeu sur le hors-champ dont aucun plan suivant ne viendrait donner la clé; comme un jeu sur le hors-temps, qui rend l’image difficile à dater; comme une imprécision même à travers les détails, d’où sourd une dimension à la fois intime et universelle.
Ce jeu — car il y en a chez Piedbœuf, plus sûrement encore dans ses photos que dans sa peinture — ne saurait s’accommoder de mise en scène ou de préméditation. Un je-ne-sais-quoi de spontané parvient à capter le tragique de l’éphémère, de l’inaccompli, du transitoire.
Ça pourrait vite tourner à l’obsession, cette affaire-là; d’ailleurs ça y tourne, n’en doutons pas. Tant de choses ne sont plus là mais y sont quand même, vous savez: le désir ou la lumière d’une étoile, un parfum après qu’on a fermé les yeux, une lueur malgré la disparition… Une magie, un magnétisme familier. Tendresse esquissée ou violence contenue.
Peut-être tout cela ne veut-il rien dire — mais dans la vie, ne dit-on que ce qu’on veut?
Peut-être convient-il de regarder ces images avec un œil de peintre et une âme d’enfant.
Peut-être importe-t-il surtout qu’une image soit porteuse de peut-être, davantage que de mots, d’explications ou de certitudes…
Emmanuel d’Autreppe, commissaire de l’exposition, avril 2021
© Yves Piedbœuf, sans titre, 2018, (60 x 80 cm) (90 x 120 cm) / © Yves Piedbœuf, sans titre, 2007, (60 x 80 cm) (90 x 120 cm) / © Yves Piedbœuf, sans titre, 2017,(60 x 80 cm) (90 x 120 cm)